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Après avoir brièvement rappelé qui était Alexandre Vattemare et ce que fut son oeuvre, j'exposerai en quoi cela concerne les publications officielles et en quoi consistait la Bibliothèque américaine de la ville de Paris installée dans l'Hôtel de Ville de 1842 à 1869, et comment elle fut ensuite relayée par la section étrangère de la Bibliothèque administrative de la ville de Paris qui échangea pendant plus de cinquante ans, des années 1870 aux années 1920, des publications municipales avec les villes du monde entier. Je terminerai en montrant ce que ce fonds de publications officielles étrangères apporte à la recherche historique et comment nous nous efforçons de le mettre en valeur.
Alexandre Vattemare fit d'abord de brillantes études de médecine à l'hôpital Saint-Louis à Paris, mais fut renvoyé pour cause de... dissipation : il ne pouvait s'empêcher de jouer des tours à ses professeurs et condisciples en utilisant son don, peu banal autant qu'exceptionnel, de ventriloque! Bloqué sans ressources à Berlin en 1814, où il avait raccompagné comme officier de santé des soldats prussiens, il va faire de ce singulier talent son métier. Ventriloque et mime virtuose, il donne des pièces de théâtre comptant jusqu'à dix personnages et un seul acteur : lui-même. Sa notoriété est alors extraordinaire : pendant près de vingt ans, sous le nom de Monsieur Alexandre, il triomphe dans toute l'Europe, de la Russie à l'Irlande, il est applaudi par la reine Victoria, par le Tsar, par Goethe, par Pouchkine ou Walter Scott qui écrivent même sur lui de petits textes très flatteurs. Au cours de ses nombreux voyages, il ne manque jamais de visiter les bibliothèques et les musées des villes traversées. C'est ainsi que son attention est attirée par le grand nombre de doubles qui s'y trouvent, "rebuts précieux que la main du savant ensevelit à regret dans la poussière et l'oubli" (3), et c'est ainsi que lui vient la grande idée à laquelle il va consacrer, pendant plus de trente ans jusqu'à sa mort, un zèle et une énergie qui forcent l'admiration. Cette grande idée, son idée fixe dira l'homme politique et historien François Guizot (4), à laquelle il consacre aussi, accessoirement, sa fortune personnelle acquise comme artiste, c'est l'organisation d'un système d'échange international de publications, d'objets d'art, de monnaies et médailles, voire de spécimens d'histoire naturelle, qu'il expose de manière circonstanciée dès sa première pétition aux Chambres françaises (5). Il signale lors de sa deuxième pétition (6) que ce qui s'appelait alors Société européenne des échanges internationaux a déjà fonctionné pour l'Allemagne, les Etats italiens, la Grande-Bretagne, sans que la France ait su ou voulu en tirer avantage. Encouragé par La Fayette, il se rend outre Atlantique en 1839-1841, puis en 1848-1850, et rencontre aux Etats-Unis, et dans une moindre mesure quant aux résultats au Canada (7), un succès inouï : ce n'est plus Monsieur Alexandre qui est plébiscité, c'est le philanthrope Vattemare, le directeur-fondateur de l'Agence centrale du système d'échange international, dont le propos est au fond d'amener une meilleure compréhension des nations entre elles par le partage des connaissances. Les résultats sont étonnants : il contribue à l'essor de la lecture publique, et même de la science bibliothéconomique aux Etats-Unis (8), il est par exemple l'un des fondateurs de la célèbre Boston Public Library (9). Le 26 juin 1848, il obtient le vote d'une loi sur les échanges par le Congrès américain (10). Outre le Congrès, de nombreux Etats prennent des mesures législatives en faveur des échanges (11) et octroient à Vattemare un soutien moral et financier (ainsi en 1848-49, il reçoit 5 940 $ du Congrès et de treize Etats; par ailleurs, en près de trois ans passés là-bas, ses frais personnels de voyage ne s'élèvent pas à 20 $! (12)). Ce soutien, le gouvernement français le lui refusa avec autant d'obstination qu'il en mit à le lui réclamer (13). En 1857, Vattemare dresse lui-même un tableau chronologique des actes officiels par lesquels divers gouvernements ont accepté le principe du système d'échange (14) : depuis la lettre de janvier 1832 de Lichtenthaler, directeur de la Bibliothèque royale de Munich à la lettre du ministre des travaux publics du Mexique de juin 1854, en passant par l'Autriche, le Danemark, la Havane, le Congrès et dix-neuf Etats américains, le Chili, la Hollande, la Belgique, etc. Certes, l'ensemble de l'oeuvre péchera par manque de moyens et par le défaut d'une organisation trop empirique (15), et le même Meehan, bibliothécaire du Congrès, qui le félicitait d'abord ("Votre nom ne sera prononcé qu'avec respect et reconnaissance par tous les corps littéraires, scientifiques et législatifs du monde entier" (16)), lui annoncera ensuite sa révocation comme agent officiel des Etats-Unis. Malgré tout, les échanges fonctionnèrent réellement : le nombre de volumes échangés varie suivant les estimations, des milliers, peut-être des centaines de milliers de volumes (17).
Mais surtout, Alexandre Vattemare avait semé une idée qui devait germer après lui : les échanges internationaux de la Smithsonian Institution sont inspirés par lui (18); en 1877 est instituée à Paris la Commission française des échanges internationaux; en Belgique, on voit l'idée faire son chemin sans que la filiation fasse l'ombre d'un doute, depuis la brochure "Réalisation sur une large échelle du système des échanges internationaux, par l'agence de M. Al. Vattemare" (19) à la tenue à Bruxelles de la conférence internationale de 1880 qui débouchera sur la Convention de 1886.
La section 17 de l'IFLA est particulièrement concernée par cette histoire édifiante : en effet, Vattemare ne manqua jamais de mettre en avant les publications officielles. Ce sont même toujours ces publications dont il réclame en premier l'échange, car il pense que c'est par elles que l'on peut le mieux comprendre une nation. Dis-moi quelles sont tes lois, je te dirai qui tu es. Il savait aussi être très concret : comme le rappelle Zoltan Haraszti, il expliquait à ses auditoires que des informations sur la fiscalité, l'approvisionnement en eau ou le pavage des rues avaient toute leur importance dans son système (20). Voici par exemple ce qu'il écrit le jour de Noël 1844 au gouverneur du Massachusetts : "Si les peuples d'Europe avaient la possibilité de prendre connaissance de vos lois sages et salutaires, des rouages pacifiques et cependant puissants de votre gouvernement, de vos admirables institutions (...)", alors ils ne pourraient "que vous respecter et vous admirer (...). Ce but peut aisément être atteint : quelques copies supplémentaires de vos publications officielles dont on me dit qu'elles s'entassent dans les combles de vos capitoles, une collection de vos lois..." (21). La réponse de l'Assemblée du Massachusetts est aussi très parlante dans sa résolution de février 1845 pour "promouvoir les échanges littéraires et scientifiques avec les pays étrangers" : non seulement l'échange des publications officielles y est accepté, mais en outre, on fera imprimer et relier cinquante exemplaires supplémentaires desdites publications à cette fin, disposition qu'on retrouve par exemple dans la loi fédérale du 26 juin 1848. Voici encore ce qu'écrit à Vattemare, le 6 juillet 1848, Asbury Dickins, secrétaire du Sénat américain: "Le jugement du monde civilisé a sanctionné votre système dont l'un des aspects les plus importants est la prompte communication entre les nations des procès-verbaux de leurs législatures et des documents s'y rapportant. Chacun ainsi peut profiter au plus vite de la sagesse et de l'expérience de tous" (22).
C'est la même idée que l'on retrouve en 1842 dans le rapport d'Edouard Thayer au conseil municipal de Paris : "Dans un système d'échanges internationaux, on doit donc principalement s'attacher aux documents qui peuvent faire connaître chaque pays, ses lois et ses usages, c'est-à-dire aux documents administratifs et statistiques. Ceux publiés en France dérouleront aux habitants du Nouveau-Monde les résultats de l'expérience acquise par une administration née dans les temps les plus reculés, tandis que ceux recueillis en Amérique feront connaître aux vieilles sociétés les ressources qu'un peuple jeune sait trouver dans son énergique industrie" (23). En effet, si les administrations françaises se sont dans l'ensemble montrées frileuses par rapport au système de l'échange, la Ville de Paris en revanche, par une délibération du 21 décembre 1842, décida de répondre aux dons de New York, Boston, Baltimore et de l'Etat du Maine. Et très vite, on voit apparaître dans l'activité de Vattemare, dans ses rapports, dans ses discours comme un second volet à son oeuvre, un cas pratique très repérable, un objet bibliothéconomique identifiable : la Bibliothèque américaine de la Ville de Paris. Par exemple, quand les autorités parisiennes décident d'affecter une salle de la bibliothèque de l'Hôtel de Ville à la collection américaine, il déclare lors d'un meeting à Albany, le 27 novembre 1847 : "l'un de mes plus chers désirs est atteint, car nous avons désormais une exposition spéciale et permanente du génie américain dans la plus splendide demeure de la métropole du vieux continent" (24). En jouant sur la corde patriotique, il fait appel aux citoyens américains pour qu'ils fassent vivre cette bibliothèque de leurs dons. "Ces dons ont des origines diverses, écrit-il le 29 décembre 1850 au préfet de la Seine. Il y en a de Mr le Président des Etats-Unis (...), il y en a des ministres, du général en chef de l'armée américaine, il y en a du Congrès, des législatures particulières, des corporations municipales, des institutions scientifiques, des universités, des collèges, il y en a enfin de simples citoyens, orateurs, savants, écrivains, éditeurs, relieurs". Sur 25 013 livres américains distribués en France à 39 attributaires de 1847 à 1851, 10 000 sont pour la Bibliothèque américaine de la Ville de Paris, loin devant la Chambre des députés, 3 000, ou la Bibliothèque impériale, 2 277 (25). En 1857, Vattemare note que la Bibliothèque américaine possède un exemplaire de tout ce qui a été envoyé à l'Agence centrale des échanges internationaux par l'Amérique (26). Cette Bibliothèque devient le rendez-vous des journalistes, des hommes de lettres, des économistes, des juristes en quête de renseignements sur les Etats-Unis. Un Américain de passage à Paris avoue d'ailleurs y avoir trouvé plus d'informations sur son pays que dans aucune bibliothèque des Etats-Unis (27), alors que dans le même temps, ainsi que le remarque William D. Johnston, dans son History of the Library of Congress, en raison des efforts de Vattemare, un membre du Congrès pouvait, dans les années 1850, se documenter plus facilement sur la France que sur aucun Etat de l'Union (28). La Bibliothèque américaine de la Ville de Paris a bonne presse outre Atlantique. En témoignent les lettres du maire de Washington (30 août 1848) : "stimulée par l'exemple de votre ville natale, la nôtre possédera, dans un temps donné, une bibliothèque municipale, où les travaux de la municipalité de Paris pour la santé et le bien-être de son immense population seront conservés et consultés", du maire de Boston (21 septembre 1849), ou du maire de New York (4 décembre 1850) : "ainsi, dans les deux plus grandes cités de l'Europe et des Etats-Unis, vous êtes devenus le fondateur de bibliothèques publiques qui resteront comme d'éternels monuments de vos travaux" ou encore une lettre de Charles King, président de Columbia College, au ministre de l'Instruction publique (29). Or cette Bibliothèque américaine, dont les volumes sont aisément identifiables par le cachet "Système d'échange international d'Alexandre Vattemare" - qui valait franchise à la douane -, ou encore par des reliures de dédicace, des notations manuscrites, des vignettes d'hommage comme Boston en fit imprimer en 1849, n'a pas entièrement disparu (contrairement à ce qu'ont écrit certains auteurs) dans l'incendie du 24 mai 1871 qui détruisit l'Hôtel de Ville de Paris : seuls s'y trouvaient encore les beaux ouvrages, comme la série des Audubon, ou la Natural history of New York (30). Le reste avait été transféré à Passy en 1869. Les publications officielles, les ouvrages de droit et d'histoire furent par la suite retournés à la Bibliothèque administrative du nouvel Hôtel de Ville et jouèrent le rôle de catalyseur dans son organisation en deux sections française et étrangère.
La section étrangère de la Bibliothèque administrative de la ville de Paris était le prolongement logique de la Bibliothèque américaine. "Il faut reconnaître, écrivait Edmond Dardenne en 1883, que Paris, malgré ses merveilles, peut emprunter des exemples et même des modèles à d'autres grandes cités. On peut dire que, dans un ordre modeste, la bibliothèque étrangère (...) réalise pour la science administrative le progrès que les expositions internationales ont réalisé pour l'industrie; comme celles-ci, elle donne lieu à un échange continu de pensées et de travaux entre les diverses nations de l'univers" (31). En 1886, la ville de Paris faisait des échanges de publications avec 266 correspondants étrangers, au niveau national, provincial ou municipal. Il y avait là, au niveau local, un important investissement technique (dont l'une des conséquences concerne au premier chef les spécialistes de l'information, à savoir une "uniformisation de la présentation des rapports municipaux" (32)) et, pourrait-on dire, presque "affectif" (les nombreuses reliures de dédicace en font foi, ou le fait que dans les archives des échanges on constate que la correspondance est signée des ministres, des maires, des ambassadeurs...). Ce système perfectionné et à très large échelle subit un premier coup de frein avec la Première Guerre mondiale et s'arrêta avec la seconde. Aujourd'hui, ce fonds de publications officielles étrangères d'environ 50 000 volumes représente un ensemble unique en son genre, cohérent par ses dates (charnière des XIXe et XXe siècles) comme par ses domaines : administration centrale et administration locale, statistique, histoire urbaine, histoire économique, histoire du droit, etc. Le fleuron en est évidemment ce qu'il reste de la collection Vattemare, qui comprend des ouvrages rarissimes (qui, de surcroît, se trouvent être les seuls témoins de l'ancienne bibliothèque de la Ville) : premières sessions de la Chambre des Représentants et du Sénat américains, premiers statuts des Etats de l'Union, éditions originales, certaines dédicacées, d'ouvrages consacrés, curiosités, etc. Mais ce qui fait encore la grande originalité de ce fonds et lui donne tout son prix pour les historiens, ce sont bien sûr les publications officielles du monde entier à l'échelon local - procès-verbaux des conseils provinciaux et municipaux, budgets, comptes, rapports des services (travaux publics, voirie, hygiène, salubrité, police, bienfaisance, enseignement, bibliothèques et musées...) - qui sont illustrées de monographies et de périodiques non officiels, en particulier dans les domaines administratif et juridique (traités de gestion communale, urbanisme, codes), mais aussi historique et géographique (études diverses, descriptions anciennes), ainsi que de cartes, de plans et de photographies.
Les publications officielles du XIXe siècle possèdent aujourd'hui une grande valeur ajoutée : souvent imprimées sur du mauvais papier, on n'en faisait pas forcément grand cas lors de leur parution (on raconte que William Taft disait que, lorsqu'il voulait tenir une information secrète, il la mettait dans son rapport annuel) si bien qu'un certain nombre de séries sont devenues aussi rares que des almanachs du XVIe siècle; en outre, la recherche historique ne fait plus l'impasse sur ces sources naguère mal-aimées. Les professionnels s'accordent sur l'urgence de leur sauvegarde (33). La Bibliothèque administrative de la ville de Paris s'est toujours attachée à la mise en valeur et à l'exploitation des publications officielles anciennes dont elle est très richement pourvue. Je signalerai en particulier le travail effectué sur les publications parisiennes du siècle passé, travail d'autant plus important que ces sources ont subi de grands dommages pendant la Commune (34). S'agissant du fonds étranger, la Bibliothèque poursuit depuis quelques années une politique de publication de catalogues imprimés qui sont de véritables manuels pour les historiens, avec un cadre de classement administratif, des notices proches du dépouillement, des illustrations tirées des publications officielles elles-mêmes (comme le disait M.L. Cooke, directeur des travaux publics de Philadelphie dans son rapport de 1914 : regardez au moins les images!) (35). Le professeur André Kaspi, préfaçant le volume 1 du catalogue du fonds américain, note qu'il "suggère des thèmes de recherche et ouvre des perspectives nouvelles". Outre le fait que ce fonds, avec ses sources primaires, est une véritable mine pour chacune des entités politiques ou géographiques concernées, il autorise également des analyses comparatives : on pourra par exemple étudier tel aspect de l'organisation communale ou du développement de l'instruction publique à la fin du XIXe siècle en Russie, en Italie, en Amérique, en Australie, aux Pays-Bas, etc.
Alexandre Vattemare, qui était aussi membre du Congrès international de statistiques et secrétaire de l'Association internationale pour obtenir un système uniforme décimal de poids, mesures et monnaies, avait bien perçu la vraie richesse de ces publications qu'il rêvait de voir un jour réunies dans une grande bibliothèque internationale moderne des deux mondes, publique et gratuite (36). Certes, c'était un rêveur, mais en aucun cas le charlatan que certains ont voulu voir en lui : aurait-il consacré sa vie et sa fortune au service d'une idée? aurait-il obtenu l'assentiment de tant de grands de ce monde? sa personnalité attachante aurait-elle été louée par Goethe ou Pouchkine? Une anecdote le dépeindra assez : lorsqu'il obtint du Congrès américain la loi sur les échanges, à l'énoncé du scrutin unanime, son émotion fut si forte qu'il en perdit connaissance pendant six heures! Sa générosité se retrouve aussi dans le souci qu'il avait de faire profiter le plus de monde possible de sa louable entreprise, ainsi lorsqu'il est en Hollande, il veille à ce que son système parvienne jusqu'aux Indes néerlandaises : la Bibliothèque administrative possède encore aujourd'hui les statistiques du commerce et de la navigation de Java pour les années 1837-1853 publiées à Batavia. Quant à la Bibliothèque américaine de la ville de Paris, si elle fut si chère au coeur d'Alexandre Vattemare, c'est qu'il pensait qu'elle ne risquait pas, à l'inverse de l'oeuvre utile dont il s'était fait l'apôtre (37), de mourir avec son auteur. Le corollaire de l'utilisation rétrospective des publications officielles par les historiens, c'est qu'il nous appartient, à nous qui gérons le plus souvent dans l'urgence sur des supports diversifiés les collections actuelles, de prendre garde à ce que ces dernières restent disponibles pour la recherche future.