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63rd IFLA General Conference - Conference Programme and Proceedings - August 31- September 5, 1997

Une aventure éditoriale en Guyane française : créer, publier, diffuser des livres pour enfants. 1988-1997.

Nicole Mounier, Conservateur de bibliothèque.
Directrice de la Bibliothèque Centrale de Prêt de la Guyane.
Présidente d'IRIS éditions (Rémire - Guyane française).


CONTENU

Il y a toujours eu en Guyane une « édition » locale. Mais jusque dans les années 1990, ses productions sont restées très rares, et leur diffusion confidentielle. Le livre pour enfants n'y était représenté que de façon marginale, et seulement à partir des années 1980 : il restait en tout état de cause, et sauf exception, destiné à l'école.

C'est la création de la Bibliothèque Centrale de Prêt en 1986 qui a donné un nouvel élan à l'édition de livres pour enfants. La BCP est en effet à l'origine du « Groupe de lecture-Ecoles maternelles », qui a donné naissance à son tour à l'association APELGUY, qui a édité ou coédité 6 titres, dont 4 bilingues, entre 1991 et 1994. En 1994, IRIS éditions a succédé à APELGUY, en poursuivant sa politique éditoriale, mais en lui donnant un nouvel élan, et en commençant à mettre en place des programmes pluri-annuels, en recherchant des partenariats, en particulier auprès des associations amérindiennes.


PAPIER

Introduction.

Dans les départements français, la Bibliothèque Centrale de Prêt (ou Bibliothèque Départementale de Prêt) a pour mission première d'assurer un service de lecture publique dans les communes de moins de 10 000 habitants, qualifiées de rurales. Il y a 96 BDP en France. Celle de la Guyane fut la dernière créée, en 1986.

Dès mon arrivée en Guyane en mars 1986, j'ai commencé à sillonner le département, à la fois sur mon temps professionnel et sur mes temps de loisirs. Ma disponibilité était totale, j'étais remplie de l'enthousiasme de l'explorateur en même temps que de la foi (laïque !) du missionnaire…

J'ai ainsi en moins de deux ans parcouru toutes les communes de Guyane. J'ai donc été dès le départ en contact avec non seulement la culture créole (essentiellement présente sur le littoral, mais également dans l'intérieur, avec une infinité de nuances, liées aux histoires respectives des communes et de leurs habitants, si longtemps isolés les uns des autres) mais aussi avec les cultures amérindiennes et bushinengue.

Directrice et unique bibliothécaire (pendant un an) d'une bibliothèque nouvellement créée, chargée de constituer des fonds pour une population de « lecteurs » majoritairement jeunes ou très jeunes, je me suis très vite persuadée qu'il me fallait faire porter mes efforts sur la qualité des livres choisis et beaucoup moins sur la quantité : peu importait en effet de pouvoir fournir 1,2 ou 3 livres par habitant ! Il fallait d'abord et avant tout que ces livres, choisis dans la production française, trouvent des correspondances dans l'esprit, dans la vie de leurs jeunes lecteurs, qu'ils soient adaptés :

Je me suis alors plongée dans tous ces livres magnifiques venus de France : j'y cherchais l'universel, j'y cherchais l'amorce d'un dialogue possible avec les enfants de Guyane. J'ai beaucoup et lentement questionné, j'ai écouté, j'ai gardé éveillée ma curiosité des choses et des gens, j'ai lu… De solides amitiés sont ainsi nées, et une vraie familiarité avec des populations si étrangères, en apparence, à mes propres origines.

J'avais par ailleurs, et outre mes compétences proprement professionnelles, une sensibilité toute spéciale, depuis l'enfance, à la fabrication des livres. J'avais pratiqué l'imprimerie, j'avais fréquenté de près des éditeurs et des imprimeurs.

A partir de la Bibliothèque Centrale de Prêt, une nouvelle impulsion a donc été donnée à l'édition locale de livres pour enfants, et en particulier à une édition en langues vernaculaires, après quelques tentatives éphémères.

En 1990, fut créée l'Association pour l'édition et la promotion du livre en Guyane, à laquelle a fait suite en 1994 IRIS éditions. IRIS éditions se trouve actuellement le seul producteur de livres pour enfants en Guyane. Mais cela n'a pas toujours été le cas.

Rappelons brièvement avant de poursuivre dans quel contexte culturel s'est inscrit notre travail. Département français d'outre-mer, la Guyane française se trouve dans une dépendance quasi exclusive de la France pour ce qui concerne son système éducatif, tout autant que pour son approvisionnement en livres et autres documents écrits.

Le réseau des bibliothèques scolaires reste particulièrement déficient : si, en 1997, 80 % des écoles élémentaires de Kourou [1] sont pourvues d'une bibliothèque, cette proportion descend à 0% dans l'intérieur du pays (où certaines écoles regroupent jusqu'à 400 ou 500 élèves), par ailleurs totalement exclu des circuits commerciaux du livre. Elle ne dépasse pas 40 % (hors Kourou) dans les communes et villes du littoral. Or la lecture-écriture et l'apprentissage du français, comme facteurs constitutifs de la réussite scolaire et, plus largement, sociale, sont les principales pierres d'achoppement sur lesquelles butent toutes les réflexions, toutes les statistiques, toutes les doléances.

La Guyane est le plus jeune de tous les départements français : 48 % de ses habitants ont moins de 20 ans (1990), le taux d'accroissement naturel de cette population est de 26 % (1993), et le solde migratoire de +25 % (1982-1990). Cela fait évidemment de l'éducation en général un enjeu fondamental pour la société guyanaise.

Le paysage culturel et linguistique de la Guyane est particulièrement complexe. Pays « favorisé » dans son environnement régional, la Guyane ne revendique pas [2] son indépendance. Elle est en revanche, et ce dans toutes les couches de la population, de plus en plus consciente de son (de ses) identité(s) culturelle(s). La « guyanité » reste une notion incertaine, aux usages ambigus, et pour tout dire ne semble pas encore prête à prendre forme durable (littéraire, musicale, politique…); en revanche les identités créole, amérindienne, bushinengue [3] (pour ne citer que les plus visibles), tentent depuis quelques années de s'affirmer de façon structurée et non obligatoirement agressive.

La langue officielle et la langue de l'école est le français. La langue de la presse écrite est le français. La langue des médias audio-visuels est à 98 % environ le français. Mais les langues de la vie, de la rue, de la maison, du commerce sont, outre le français : le, ou plutôt les créoles (guyanais, antillais, haïtien…), les langues « bushinengue » (créoles à base lexicale anglo-néerlandaise) et le sranan tongo (Surinam), le portugais du Brésil, l'anglais du Guyana, les langues amérindiennes [4], le chinois, le hmong etc. Comment imaginer que les professionnels et les institutions éducatives et culturelles ne soient pas prioritairement préoccupés de cette diglossie ?

1. Les « Langues et cultures régionales » à l'école : la fragile percée du livre pour enfants en créole. 1981-1987.

Comme partout, il y a toujours eu en Guyane une « édition » locale. Mais jusque dans les années 1990, ses productions sont restées très rares, et leur diffusion confidentielle. Le livre pour enfants n'y était représenté que de façon marginale, et seulement à partir des années 1980 : il restait en tout état de cause, et sauf exception, destiné à l'école. Les titres se comptaient sur les doigts d'une seule main… La quasi totalité, donc, des livres offerts au public guyanais provenaient donc (proviennent toujours, mais la proportion a légèrement baissé…) de l'édition française, y compris (jusqu'au début des années 1990) dans le domaine des manuels scolaires, exception faite de la publication de documents pédagogiques depuis environ 1980 par le Centre départemental de documentation pédagogique-CDDP (mais mal diffusés, et assez peu utilisés dans les classes) puis par les Archives départementales. Le premier manuel scolaire guyanais digne de ce nom date de 1988, et le quatrième sera publié en 1998. C'est dans le domaine créole, culturellement et, à cette époque-là, démographiquement majoritaire en Guyane, que l'édition non pédagogique (quoique faite par et pour les enseignants…) pour les enfants se développa d'abord dans les années 1980. A la suite d'instructions officielles préconisant l'introduction à l'école des langues et cultures régionales [5], était créée en 1984 l'association Rakaba, par des enseignants, pour la promotion de la culture et de la langue créole [6]. Il fallait créer des supports pour la « découverte de la culture régionale » et la « reconnaissance de la langue régionale ». Rakaba publia deux albums en langue créole entre 1986 et 1987. De son côté, Emmanuella Rattier, l'une des fondatrices de Rakaba, imaginait et publiait deux albums (en français ou bilingue) dans la même perspective de donner aux enseignants des supports pour familiariser les enfants créolophones ou créoles avec leur propre culture (carnaval, la vie à la campagne) : tirés à 500 exemplaires, fabriqués de manière assez artisanales, leur diffusion est restée limitée.

Dès la fin des années 80, l'association Rakaba, victime de divisions internes et du manque de disponibilité de certains de ses membres (qui se consacraient, pour certains, à la pédagogie proprement dite : réflexion théorique, fiches pratiques, mise au point de méthodes…) mettait en sommeil ses éditions de contes traditionnels.

Remarquons que le livre pour enfants entièrement en créole recevait de la part du grand public (certains des albums cités furent, si peu que ce fût, diffusés en librairie) un accueil mitigé : qui, en effet, lisait le créole? Tout le monde le parle, mais nul n'en avait appris la lecture. D'autant que la graphie choisie (le créole étant encore une langue fondamentalement orale), élaborée par des universitaires, était assez éloignée des habitudes de lecture du français, n'y encourageait guère [7]. D'où, assez rapidement, la préférence donnée à des éditions en français sur des thèmes créoles, à des éditions bilingues, ou à des publications plus directement pédagogiques, non diffusées en librairie.

On peut par ailleurs ajouter qu'outre les compétences en matière éditoriales (chez les enseignants-éditeurs) et les moyens techniques pour l'impression (imprimeries peu équipées, pas d'impression en couleurs) il manquait surtout en Guyane les réseaux de diffusion et de distribution du livre (librairies et bibliothèques), qui auraient sans doute permis de développer une production (bilingue, par exemple) simplement en suscitant une demande à partir d'une offre même minimale. Il est enfin important de noter qu'il y a quinze ans, pour un habitant de Cayenne, tout le reste du pays constituait une terra incognita, et que le mauvais état des routes ne facilitait nullement les déplacements. Ne parlons pas de l'intérieur : accessible seulement par avion, et/ou par pirogue, sans téléphone, c'était le bout du monde, isolé à tous les points de vue [8].

C'est en fait la création de la Bibliothèque Centrale de Prêt en 1986 qui a, d'une certaine façon ouvert ces zones et leurs habitants au livre, et tout particulièrement au livre pour enfants. Il y avait là un vivier extraordinairement riche de récits, de contes, de savoirs traditionnellement transmis oralement.

2. La Bibliothèque Centrale de Prêt dans les zones rurales, et l'association APELGUY-Les deux fleuves. 1988-1994

2.1. Le groupe de Lecture-Ecoles maternelles.

En 1988, j'ai créé avec une dizaine d'institutrices d'école maternelle un « Groupe de lecture ». Il s'agissait d'analyser des albums choisis dans les collections de la BCP, en fonction de critères liés à la fois aux exigences pédagogiques et aux exigences de notre contexte socio-culturel particulier. Jusqu'en 1992, nous avons ainsi examiné plus de quatre-vingts albums ou collections. Les résultats de ce travail ont été consignés dans quatre numéros d'un bulletin, Des Livres à la maternelle, diffusé gratuitement dans toutes les écoles du département.

C'est au sein de ce « Groupe de lecture » que, dès sa troisième réunion, naquit l'idée de ne plus se contenter d'analyser les livres des autres, mais de créer nos propres albums. Parmi notre groupe, l'unanimité se fit rapidement sur les critères que j'ai développés plus haut. On y rajouta la nécessité d'obéir aux exigences pédagogiques liées à l'apprentissage de la lecture-écriture. Et pour ma part, j'imposai le choix de la qualité matérielle : papier de bonne qualité, illustrations soignées, composition et mise en page harmonieuses… Il ne fallait tout simplement pas que nos livres soient, aux yeux de leurs futurs lecteurs, moins séduisants que la masse de tous les autres livres publiés par les meilleurs éditeurs français!

Pour permettre la gestion financière, puis commerciale, de notre entreprise, une association (à but non lucratif) fut créée en 1990, l'Association pour l'édition et la promotion du livre en Guyane-APELGUY, qui reçut des subventions du Conseil Régional de la Guyane et des Ministères français des Départements et Territoires d'Outre-mer, et de la Culture.

Notons que parallèlement à ce travail « sur le terrain », j'avais à cette même époque contribué à structurer au Conseil Régional, à la demande de son Président, une politique d'aide à l'édition. Sous le nom d'éditeur « Les deux Fleuves » [9], APELGUY a donc publié en 1991 Le Papillon d'Amidou (tiré à 3000 exemplaires, ce qui était énorme compte tenu de la taille du marché) puis en 1992 Le Caprice de Maïpouri (1000 exemplaires, ce qui correspondait mieux à nos possibilités financières, mais aussi au marché guyanais).

2.2. Le Caprice de Maïpouri : le choix du bilinguisme.

Ce dernier album, dont le texte était en français et en kalina, amorçait une réflexion sur l'édition en langues vernaculaires [10].

A l'origine de cette publication, un conte traditionnel raconté en kalina aux enfants de l'école maternelle, puis traduit et transcrit en français, à l'intention de l'institutrice. De ce texte « brut », nous avons fait un texte assez bref, répondant à des critères de nature pédagogique et littéraire. Notre ambition n'était en aucune façon de nature ethnologique. Pourtant, par une sorte d'intime conviction, peu argumentée, avouons-le, nous avons décidé ensuite de traduire notre texte français en kalina. La traduction a été effectuée par Félix Tiouka, alors président de l'Association des Amérindiens de Guyane française. Elle fut contrôlée par la linguiste Odile Renault-Lescure, qui commençait alors à mettre au point un système d'écriture pour cette langue.

Le Caprice de Maïpouri est donc un album bilingue, dans lequel les textes français et kalina sont composés dans le même caractère, sur la même page, la mise en pages visant à ne pas créer de hiérarchie entre les deux textes.

En 1997, Odile Renault-Lescure a animé pendant plusieurs semaines un atelier d'orthographe avec les Kalina de Guyane (l'objectif étant de parvenir à une orthographe acceptée par l'ensemble des locuteurs) : cet atelier a choisi comme base de son travail notre Caprice de Maïpouri, comme étant le seul texte moderne écrit et imprimé en kalina. C'est peut-être, cinq années après, la confirmation de notre « intime conviction » et la marque que les Kalina se sont enfin approprié ce texte. Il est vrai qu'en 1992, Le Caprice de Maïpouri, réalisé sans réelle concertation avec la communauté kalina (seulement avec quelques personnalités de cette communauté) avait été reçu de façon… discrète. Un deuxième projet mené à bien entre 1995 et 1997 avec les kalina d'Awala par l'association IRIS éditions en tirera les leçons (voir plus bas).

Pour ce qui concerne les illustrations, nous les avons voulues très lisibles, très fidèles à la réalité des choses (animaux, paysage etc.), sans lyrisme, sans anthropomorphisme. Elles ont largement contribué au succès commercial de l'album. La simplicité, le caractère universel (la création de la mer), la richesse du contenu du conte ont également beaucoup fait dans son succès auprès des enseignants bien au-delà de la communauté kalina.

Notre choix du bilinguisme pour le Caprice de Maïpouri avait peut-être été influencé par un autre travail d'édition, qui se poursuivait parallèlement à Twenke, village amérindien (wayana) du haut Maroni, et dans lequel APELGUY n'intervenait qu'à l'étape de l'édition (financement) et de la fabrication (mise en page, maquette).

2.3. Jenunu : le premier livre en wayana.

L'instituteur de Twenke et sa femme, alors installés dans le village depuis plus de dix ans, s'étaient fait les promoteurs d'un travail de recueil des mythes et des récits de la tradition orale. Jean-Paul Klingelhofer pratiquait une pédagogie de l'apprentissage du français s'appuyant sur la langue wayana. Lui-même était locuteur de wayana. Ayant fait réaliser de superbes illustrations par les enfants de l'école, il avait sollicité APELGUY pour l'édition d'un mythe choisi parmi les plus accessibles. Cette édition fut bilingue, mais selon une modalité différente de celle adoptée pour Le Caprice de Maïpouri. Jenunu en effet fut publié à 800 exemplaires tout en français, et à 200 exemplaires tout en wayana. Les deux cents exemplaires wayana furent diffusés auprès des ethnologues et des linguistes (environ deux dizaines de personnes) et de quelques curieux de textes exotiques et de la communauté wayana. A cause de (ou grâce à) la présence d'évangélistes nord-américains dans certains villages wayana (sur le territoire du Surinam), l'écrit en wayana était déjà relativement familier à une certaine partie de la population. Les jeunes gens et les enfants, quant à eux, ayant bénéficié d'un premier enseignement basé sur la langue wayana n'étaient pas désarçonnés non plus. Ceci dit, l'album Jenunu, largement répandu dans la population wayana, donna surtout lieu à d'interminables palabres à partir des illustrations, et peut-être (mais aucune observation précise n'a été conduite sur ce sujet) à une certaine revalorisation de la tradition orale. Les Klingelhofer quittèrent Twenke en 1994 et ce travail d'édition ne fut pas poursuivi.

2.4. Emulation éditoriale sur le Maroni.

Les productions d'APELGUY ainsi que, dois-je le dire, mon « militantisme éditorial » et mes très fréquentes visites sur le fleuve Maroni suscitèrent une certaine émulation dans cette région.

Dès 1990, APELGUY co-édita avec l'association aluku Mi Wani Sabi [11] un recueil bilingue de proverbes et dictons (Nongo), dont le succès commercial fut immédiat. Il est d'ailleurs en 1997 en cours de réédition. Nongo fut suivi en 1991 de Mato, contes aluku en édition bilingue, le texte aluku précédant le texte français (ce qui ne s'avéra pas une excellente idée : les textes en regard sur une double page sont une solution préférable). Ces deux livres, dont l'initiative revenait à Serge Anelli, instituteur à Maripasoula, fondateur de Mi Wani Sabi et aluku lui-même, étaient nés dans un contexte politico-culturel particulier. Le Conseil régional de Guyane avait en effet choisi, vers 1989-1990, de mettre en exergue le bicentenaire de l'épopée de Boni et d'Aluku, chefs des esclaves marrons, plutôt que celui de la Révolution française [12]. Mi Wani sabi avait donc décidé d'apporter à la reconnaissance de leur culture une contribution très concrète, en publiant des textes pour la population aluku et pour la faire connaître du public [13], sans attendre en particulier qu'un système d'écriture soit fixé [14].

Contestés par les universitaires quant à la graphie adoptée, ces deux ouvrages ont été très largement diffusés en Guyane.

En 1994, je ferai publier un deuxième recueil de contes avec Serge Anelli, en édition bilingue, par le Conseil International de la Langue Française à Paris (collection Fleuve et Flamme).

Toujours à Maripasoula, le directeur de l'école, Gustave Ho Fong Choy (d'origine créole), avec l'appui technique de la Bibliothèque Centrale de Prêt, se lança de son côté en 1991 dans la création et la publication d'une série de récits et de contes guyanais d'origines diverses, tous en français : six titres furent publiés (contes amérindiens et aluku, et un récit d'origine créole), à 500 exemplaires chacun, et diffusés majoritairement dans les écoles du département, mais aussi en librairie. Gustave Ho Fong Choy avait été membre de Rakaba et son objectif était essentiellement de fournir à ses collègues enseignants du matériel de lecture très proche des cultures des élèves.

Le travail de G. Ho Fong Choy incita à son tour l'un de ses collègues, Didier Maurel, instituteur (métropolitain) du village amérindien (émérillon-wayana) d'Elahé, et son épouse Ti'iwan, elle-même d'origine émérillon, à publier, avec très peu de moyens financiers, trois contes en langue émérillon. Photocopiés à une centaine d'exemplaires, ces trois fascicules furent essentiellement diffusés auprès de la population émérillon (environ 200 personnes). [15]

Après trois années d'intense activité, le groupe fondateur d'APELGUY perdit en 1992-93 la plupart de ses membres, qui quittèrent la Guyane, ou abandonnèrent l'aventure.

Dans l'impossibilité de poursuivre le travail éditorial dans l'esprit qui avait été le nôtre depuis 1988 (travail collectif, réflexion commune sur les rapports des textes et des images etc.), les deux derniers associés, dont moi-même, décidèrent de dissoudre l'association.

Mais l'édition m'était devenue une seconde nature; je créai donc en 1994 une deuxième association, avec Gustave Ho Fong Choy, pour poursuivre cette activité : IRIS éditions.

3. IRIS éditions : de nouvelles méthodes, une ligne éditoriale constante. 1994-1997.

3.1. Un nouvel élan.

Avec IRIS éditions [16], notre démarche cessait d'être collective; les décisions se prendraient plus vite; elles seraient peut-être aussi plus risquées. Mais ce nouveau type de fonctionnement était aussi plus souple, plus ouvert à des partenariats variés.

Nos choix éditoriaux restaient fondamentalement les mêmes que ceux d'APELGUY : livres destinés aux enfants, contes traditionnels ou textes de création intéressant de près la Guyane, éditions en français ou bilingues français-langues vernaculaires, qualité formelle des albums, soin apporté à l'illustration.

Moins pédagogique dans ses objectifs, moins liée au marché des enseignants, IRIS éditions visait dès le départ à une certaine indépendance financière. Chaque livre devait pouvoir être auto-financé à au moins 40 %. Certains, rares, l'ont été à 100 %. Le complément de financement est fourni depuis la création par des subventions du Conseil régional de Guyane, et récemment par le Centre National du Livre (Paris). Un effort considérable est consacré à la diffusion en librairie : nos livres doivent être constamment présents dans les librairies de Cayenne, de Saint-Laurent du Maroni et de Kourou. La principale librairie de Cayenne, ayant doublé sa surface de vente en quelques années, consacre désormais au « fonds local » un rayon tout à fait respectable. De fait, les ventes effectuées dans cette librairie représentent environ 60 % du chiffre d'affaires d'IRIS éditions.

De fait, APELGUY, puis IRIS éditions, sont devenues au fil des années, des références locales en matière d'édition : quiconque a désormais une idée, un projet, une envie d'éditer s'adresse (s'il s'agit d'une livre destiné aux enfants) à nous. Nous ne publions pas tout ce qui nous est proposé, loin de là. Les critères résumés plus haut, précis, tout en laissant des marges de manœuvre assez larges, nous obligent à refuser les propositions inadéquates, et nous permettent de justifier ces refus.

Les demandes proviennent : des enseignants qui ont réalisé en classe un album illustré avec leurs élèves (la qualité et l'originalité des illustrations sont déterminantes; le texte a souvent besoin d'être retravaillé; il doit avoir une valeur universelle); d'auteurs, parfois confirmés, la plupart du temps tout à fait amateurs et maladroits : un travail de réécriture est souvent nécessaire, si la structure de l'histoire semble solide (c'est ainsi que d'un texte amphigourique, nous avons tiré, avec l'auteur, l'histoire d'Alimi et l'oiseau magique, d'abord publié confidentiellement par la B.C.P., puis réédité par IRIS éditions, et qui s'est révélé un véritable best-seller); des associations enfin et/ou des ethno-linguistes désireux de vulgariser leurs travaux scientifiques, leur travail de recueil de mythes et contes oraux.

IRIS éditions est plus autonome par rapport à la Bibliothèque Centrale de Prêt que ne l'était APELGUY. Néanmoins, la présence de la B.C.P. dans toutes les communes du département et les nombreuses rencontres que cela induit restent un élément essentiel pour la notoriété d'IRIS éditions. Par ailleurs, la création récente à Cayenne de l'association PROMOLIVRES, dont IRIS éditions est membre, destinée à assurer la présence de l'édition guyanaise dans les Salons du Livre régionaux, nationaux, internationaux, donne à IRIS éditions une nouvelle crédibilité, qui nous permettra, au prix peut-être d'un élargissement de l'association à d'autres personnes, de développer notre production et de trouver des partenariats financiers intéressants (co-éditions, financements européens, contrats de traduction…)

3.2. Vers une politique éditoriale originale, en partenariat avec les communautés amérindiennes.

Je détaillerai, pour terminer, une opération originale menée entre 1995 et 1997, à l'initiative d'IRIS éditions, en partenariat étroit avec des associations kalina et avec l'école publique d'Awala-Yalimapo. L'intérêt de ce projet étant surtout dans le fait qu'il peut constituer à la fois un modèle et un point de départ pour un programme plus vaste, sur plusieurs années, d'éditions en langues amérindiennes, et en particulier en kalina, qui se trouve être une langue parlée sur tout le littoral nord de l'Amérique du Sud, du Brésil au Vénézuela [17].

En 1991, Olivier Poncer, un jeune auteur-illustrateur français, invité en Guyane, avait manifesté le désir de revenir y travailler plusieurs semaines, afin d'y créer, avec des enfants ou des adultes, un livre « guyanais ». Ses qualités humaines et la rigueur de sa démarche créative nous avaient séduits. Début 1995, IRIS éditions proposa à la fois à l'école publique d'Awala-Yalimapo et à l'association Yawoya Dele [18] mise sur pied d'un atelier d'illustration animé par Olivier Poncer pendant trois à quatre semaines. Yawoya Dele s'attachait depuis quelque temps à enregistrer et à transcrire des mythes, contes et récits recueillis auprès des personnes âgées. Plusieurs de ses membres suivaient une formation universitaire [19] et étaient donc engagés dans une recherche culturelle et linguistique. Depuis deux ans, l'école d'Awala travaillait à l'introduction de la langue et de la culture kalina dans l'enseignement, entre autres avec Yawoya Dele. Le contexte était donc riche et les différents acteurs plutôt demandeurs. Yawoya Dele devait donc fournir deux contes, sur lesquels travaillerait l'atelier d'illustration. La classe de CM1-CM2 (enfants de 10-11 ans) fut choisie pour l'atelier.

Les contes, enregistrés, furent transcrits en kalina, puis traduits et expédiés à Olivier Poncer trois mois avant sa venue en Guyane.

C'est en novembre 1995 que l'atelier eut effectivement lieu, pendant trois semaines. IRIS éditions finançait l'atelier [20]. Yawoya Dele en assurait l'organisation pratique, ainsi que l'accueil à Awala d'Olivier Poncer. Plusieurs personnes du village participèrent à l'atelier, en venant raconter de nouveau les deux histoires, ou en apportant des informations précises sur le contenu même des histoires. Il fut décidé que le texte des contes serait transcrit en kalina strictement d'après la version orale, et que la traduction française, sur la même page, serait aussi proche que possible des rythmes du récit kalina. Le résultat, de qualité professionnelle, a séduit tout le monde. L'édition de l'album est en cours. Il n'est pas exclu qu'il soit diffusé largement hors de Guyane (France, pays de la région).

Ce projet a été mené à bien dans des conditions fondamentalement différentes de celles qui présidèrent à l'édition du Caprice de Maïpouri. Il porte en lui une charge d'avenir plus grande, car il résulte d'un travail communautaire global, que nous souhaitons poursuivre.

Dans une prochaine étape, sera incluse une formation à l'illustration et à la mise en page, d'autres communautés amérindiennes (les plus motivées actuellement, par rapport aux autres communautés ethniques représentées en Guyane) seront associées et des liens sont en train de s'établir avec un programme comparable au Vénézuela (Unuma).

Notes

  1. Siège du Centre Spatial Guyanais, qui assure le lancement de la fusée européenne Ariane.

  2. Ou de façon très minoritaire.

  3. Population d'origine africaine, descendant des esclaves enfuis des plantations du Surinam au XVIIIe siècle, vivant sur le fleuve Maroni.

  4. Six langues différentes, dont trois principales : kalina, wayana, wayãpi.

  5. Circulaires ministérielles du 21 juin 1982 et du 30 décembre 1983.

  6. Rakaba = racine monumentale de certains arbres de la forêt équatoriale.

  7. Depuis, des actions de promotion du créole écrit (concours de dictée) et une diffusion plus large de textes en créole dans la presse locale ont familiarisé le public avec la graphie du GEREC (Groupe d'Etudes et de Recherches en espace créolophone).

  8. Le CDDP, par exemple, dont Madame Rattier a d'ailleurs été la directrice de 1990 à 1993, n'a commencé à structurer son service documentaire vers les instituteurs éloignés de Cayenne qu'en 1995-1996. Le marché du livre se réduisait donc à Cayenne et à sa banlieue.

  9. Les éditions des Deux Fleuves sont nées au confluent de deux fleuves guyanais, le Maroni et la Mana, qui au moment même où ils se rencontrent, se mêlent ensemble à l'océan Atlantique… Texte de quatrième de couverture des deux premiers albums d'APELGUY.

  10. Dès l'origine, nous avons pris la décision de ne pas nous consacrer au domaine créole. La principale raison de cette « exclusion » était que l'association Rakaba occupait déjà ce terrain, ainsi que l'Association Guyanaise Pédagogique des Ecoles Maternelles, éditeur en 1988 et 1989 d'un album illustré en créole et d'un recueil de comptines et chansons en créole, restés sans suite.

  11. Je veux savoir, en langue aluku. Les Aluku sont l'une des composantes de la population bushinengue.

  12. Très largement célébré en France.

  13. La bibliographie en français accessible au grand public sur les Aluku est très pauvre.

  14. Les langues bushinengue (créoles à base lexicale anglo-néerlandaise, ou anglo-portugaise, avec des traces importantes de langues africaines) ne font pas pour l'instant l'objet d'études linguistiques approfondies.

  15. Il est intéressant de noter, sans forcément la commenter, l'évolution du traitement des langues dans les trois albums publiés par D. et T. Maurel : le premier est unilingue en émérillon (il n'est lisible que par quelques dizaines de personnes, à peine); le deuxième contient une traduction française reléguée à la fin du fascicule; le troisième est franchement bilingue, le français et l'émérillon se trouvant sur la même page, composés dans le même caractère…

  16. IRIS, messagère entre le ciel et la terre. IRIS aux couleurs de l'arc-en-ciel. IRIS née de la rencontre de l'eau et de la lumière.

  17. Autant APELGUY avait travaillé « au coup par coup » en fonction des circonstances et des amitiés, autant IRIS éditions a l'ambition de mettre en place des programmes pluri-annuels d'édition, répondant à des demandes précises exprimées tant par les milieux culturels que par les milieux de l'éducation et permettant des financements durables. Nous en sommes dans ce domaine au stade de la réflexion. Ce qui ne nous empêchera pas de nous garder un territoire de liberté pour les coups de cœur…

  18. Debout pour l'avenir.

  19. Diplôme Universitaire de Langues et Cultures Régionales (Université des Antilles-Guyan-GEREC), option kalina.

  20. Subventions du Ministère de la Culture et sponsoring du Centre Spatial Guyanais.